Habilitation à diriger des recherches - Sophie Jehel

Sophie Jehel a soutenu le 12 janvier 2021 son habilitation à diriger des recherches à l’Université Paris 2 - Panthéon-Assas, devant un jury composé de : 

  • Remy Rieffel, Professeur en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 2 Panthéon-Assas, CARISM (garant)
  • Marlène Coulomb-Gully, Professeure en sciences de l’information et de la communication, Université Toulouse 2 Jean Jaurès, LERASS (présidente du jury) 
  • Philippe Bouquillion, Professeur en sciences de l’information et de la communication, Université Paris13-Sorbonne Paris Cité, LABSIC (rapporteur)
  • Cécile Méadel, Professeure des universités, IFP, Université Paris 2 Panthéon-Assas, CARISM (rapporteure)
  • Serge Proulx, Professeur émérite, sociologue, École des médias de l’UQAM, Université du Québec à Montréal, LabCMO (rapporteur) 
  • Alexandra Saemmer, Professeure en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8 Saint-Denis, CEMTI (examinatrice). 

Le dossier constitué en vue de l’HDR est composé de trois volumes :

 

  • VOLUME 1 – PARCOURS DE RECHERCHE (97 pages)

Politiques émotionnelles des médias, pratiques numériques des jeunes. Enjeux de régulation et d’éducation.

  • VOLUME 2 – MÉMOIRE DE RECHERCHE (459 pages)

Plateformes numériques et politiques émotionnelles. La place des adolescents dans l’économie numérique affective.

  • VOLUME 3 – RECUEIL DES PRINCIPAUX TRAVAUX RECENTS (208 pages)

11 articles et chapitres d’ouvrages publiés depuis 2015.

Résumé du mémoire de recherche :

L’objet de cet ouvrage est d’interroger la nature, le contexte et les conséquences du travail émotionnel des adolescents au regard du fonctionnement des plateformes numériques, de leurs politiques émotionnelles et des formes de régulation publique de l’internet. Il s’appuie notamment sur une recherche (2015-2017) qui a porté sur la confrontation des adolescents à des images violentes, sexuelles et haineuses (VSH) sur Internet, le plus souvent sur leurs comptes personnels de réseaux socionumériques (Facebook, Snapchat, Twitter, Instagram) ou sur des chaînes de YouTube (Jehel, 2017). Cette enquête qualitative sur les usages sociaux du numérique procédant par entretiens collectifs et individuels et ateliers auprès de 190 adolescents de 15 à 18 ans, de parents, d’éducateurs et d’enseignants a mis à jour l’intensité et la complexité du « travail émotionnel » suscité par la rencontre d’images, que les adolescents qualifient eux-mêmes de violentes, sexuelles ou haineuses, dans des dispositifs numériques qui incitent à leur partage et à leur commentaire. A partir de la définition donnée par Arlie R. Hochschild (2017), le concept de « travail émotionnel » est ici défini comme le contrôle de leurs réactions effectué par les internautes, plus ou moins consciemment, face à des images, des vidéos, des messages, qui suscitent des mouvements intérieurs forts pour construire des postures en phase avec les règles de sentiment de leurs interlocuteurs. Il ne peut être compris par la seule analyse des interactions sur les plateformes en ligne. L’appréhension des enjeux spécifiques de ce travail dans le processus adolescent a pu être consolidée grâce à la collaboration avec des psychologues cliniciens (Jehel et Gozlan, 2019). 

La réception des images VSH par les adolescents est ici replacée dans une double perspective économique et sociale : celle du fonctionnement informationnel et participatif des plateformes en ligne et celle de la dynamique de « pacification des mœurs » mise à jour par Norbert Elias (1973,1975), complétée par le mouvement de leur « informalisation » (Cas Wouters, 2007), c’est-à-dire de relâchement des normes favorisant un décontrôle des comportements, non sans un contrôle de ce décontrôle. Ce processus d’informalisation a permis la banalisation des expériences de partage et d’exposition des émotions sur laquelle repose le développement des plateformes numériques. Mais dans l’hypothèse éliassienne, l’Etat joue un rôle majeur en assurant le contrôle des violences, qui favorise par un système d’autocontraintes l’intériorisation des normes de pudeur et de refoulement de la violence par les individus. Dans le contexte numérique, ce schéma interroge les modalités de régulation des violences et des pudeurs par les plateformes commerciales nord-américaines et la faiblesse de la régulation publique européenne.

 

Dans la première partie de cet ouvrage, c’est la place des internautes face à la puissance économique des GAFAM qui est interrogée : usagers de ces plateformes débordés émotionnellement par leur puissance, économique et euphorisante, ils font partie des petites mains dont la participation s’avère décisive pour la production de valeur. Le dispositif computationnel permet aux plateformes de déployer des stratégies attentionnelles et affectives qui s’inspirent de celles des industries culturelles mais qui viennent d’une façon inédite cibler les individus dans leur singularité et leur environnement de proximité. Ces évolutions nécessitent de transformer les outils de l’analyse scientifique. Le déploiement de stratégies affectives des plateformes est en phase avec la transformation des théories économiques sous l’influence de la neurologie et de la psychologie comportementale. Elles visent la fragmentation des émotions prescrite par la neuro-économie pour mieux les calculer et leur font subir une épreuve de dépersonnalisation de même nature que celle que subissent les données personnelles, comme l’a mis en évidence Antoinette Rouvroy (2014). L’enjeu épistémologique pour les SIC est de pouvoir donner une compréhension globale de ces stratégies à partir des dynamiques de la participation et de l’infomédiation.

La seconde partie est consacrée à la place décisive qu’occupent les adolescents dans l’économie numérique. Elle vient révéler la position prépondérante et ambiguë des jeunes dans les sociétés contemporaines, mais aussi dans l’économie capitaliste. Elle est restée jusqu’à présent peu visible dans les théories économiques et plutôt marginalisée dans les études en SIC comme en sociologie. Etant donné le fonctionnement « affectif » des GAFAM et leur polarisation sur les pratiques adolescentes, les usages adolescents constituent un champ de recherche de tout premier intérêt pour l’étude de l’économie numérique. Les adolescents sont appelés en éclaireurs sur le front des innovations numériques, ciblés prioritairement par le capitalisme affectif. Les GAFAM leur procurent des espaces infinis pour la réalisation de leur droit à une expression publique et à une vie sociale élargie, mais les exposent aussi à des risques inédits, liés notamment à la diffusion mais aussi au partage d’images violentes, sexuelles, ou haineuses. L’ouvrage propose notamment une synthèse des nombreuses recherches internationales déployées pour mieux en comprendre l’ampleur. 

La troisième partie approfondit l’étude de la réception des images VSH par les adolescents (Jehel, 2017). Elle s’inscrit dans une approche par les risques mais aussi par les habiletés face à ces images. Selon les milieux sociaux, culturels et les vulnérabilités psychiques, les stratégies et les capacités de distanciation critique mises en œuvre par les adolescents sont très différenciées, ce qui apparait peu dans les recherches internationales. Une typologie distinguant quatre régimes de réception est proposée, distribuée selon deux axes. Le premier oppose des attitudes de décontrôle et de lâcher prise, à des formes de contrôle du décontrôle et donc de résistance à l’injonction à la participation. Le second axe oppose des stratégies de confrontation directe voire d’immersion dans les contenus VSH, à des stratégies d’esquive. A partir de ces deux axes, quatre régimes sont distingués : adhésion, indifférence, évitement et autonomie, qui peuvent aussi s’hybrider. Selon les contextes, l’autonomie est favorisée par une habileté dans l’écrit, par des médiations parentales attentives et dialoguées, par la transmission de valeurs de solidarité et d’empathie. Les plus vulnérables, déjà éprouvés par des difficultés sociales, familiales et scolaires, sont aussi ceux qui développent plus souvent des stratégies d’adhésion à ces images fortes émotionnellement et ceux à qui les algorithmes des plateformes en proposent encore davantage. Certains adolescents, filles plus souvent mais aussi garçons, développent des attitudes rigoristes en matière de pudeur sexuelle, qui se trouvent paradoxalement renforcées par le climat hypersexualisé des plateformes. Tout en tenant compte des circonstances sociales, culturelles, religieuses et géopolitiques extérieures aux plateformes, un lien apparait entre des stratégies d’adhésion aux images violentes mais d’évitement des images sexuelles et des formes de radicalisation cognitive, centrées notamment sur le contrôle strict voire violent de la sexualité des femmes ; que certaines et certains peuvent développer dans leurs interprétations de ces images. 

La quatrième partie est consacrée à la régulation des images violentes sur les plateformes numériques, devenue un problème central des politiques publiques numériques, après des années de dérégulation. Ces politiques sont focalisées notamment dans la lutte contre les discours de haine et discriminatoires, la désinformation, l’apologie du terrorisme et la pédopornographie. Devant les caractéristiques nouvelles des espaces publics numériques, les pouvoirs publics ont longtemps hésité pour le choix des modalités de contrôle. Les politiques émotionnelles des plateformes numériques ont en effet affecté en retour les modalités de la régulation publique. Progressivement s’est mis en place une forme de « plateformisation de l’Etat », abordée dans le mémoire par une enquête auprès de 7 institutions engagées dans la lutte contre les discours de haine en ligne. Cette modalité place l’Etat en infériorité technique et juridique face aux plateformes « structurantes ». Face aux difficultés de la régulation, les pouvoirs publics se sont tournés aussi vers l’éducation aux médias et à l’information. Etant donné la complexité du travail émotionnel demandé aux internautes dès leur plus jeune âge, qui suppose une distanciation critique dans un univers commandé par les logiques affectives de captation de l’attention, l’éducation aux médias est devenue un objectif incontournable des sociétés contemporaines. Mais pour répondre aux enjeux émotionnels des interactions numériques, elle demande des compétences et des espaces de réflexivité qui représentent un défi pour une institution qui peine en France à généraliser un enseignement aux médias et à l’information, elle sollicite pour y parvenir d’autres acteurs de la société civile, associations d’éducation et journalistes, notamment.