Habilitation à diriger des recherches - Maxime Cervulle

Maxime Cervulle a soutenu le 4 décembre 2020 son habilitation à diriger des recherches à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, devant un jury composé de 

  • Alexandra Saemmer, CEMTI, Université Paris 8 (garante)
  • Marlène Coulomb-Gully, LERASS, Université de Toulouse (présidente du jury)
  • Isabelle Garcin-Marrou, ELICO, Sciences Po Lyon (rapporteure)
  • Tristan Mattelart, CARISM, Université Paris 2 Panthéon-Assas (rapporteur)
  • Jamil Dakhlia, IRMÉCCEN, Université Sorbonne Nouvelle (examinateur)
  • Virginie Julliard, GRIPIC, CELSA – Sorbonne Université (examinatrice)
  • Éric Maigret, IRMÉCCEN, Université Sorbonne Nouvelle (examinateur) 

Le dossier constitué en vue de l’HDR a pour titre « La construction communicationnelle des rapports sociaux ».

Il est composé de trois volumes :

  • VOLUME 1 – PARCOURS SCIENTIFIQUE (162 pages)

La communication au prisme des cultural studies  : publics, médias et représentations

  • VOLUME 2 – MÉMOIRE DE RECHERCHE (348 pages)

Le théâtre subventionné face à ses spectres : publics, diversité et controverse sur le racisme

  • VOLUME 3 – RECUEIL DES PRINCIPAUX TRAVAUX (418 pages)

 

Résumé du mémoire de recherche :

La recherche originale présentée dans ce volume porte sur les conflits d’interprétation relatifs à la portée raciste ou antiraciste de spectacles, sur les mobilisations auxquels ils ont donné lieu et sur la controverse qu’ils ont fait émerger dans le secteur du théâtre public français. Elle se fonde sur l’étude d’un des cas les plus exemplaires de cette controverse : la mobilisation contre le spectacle de Brett Bailey Exhibit B, accusé de racisme et de porter atteinte à la dignité humaine lors de sa programmation en région parisienne en 2014. Elle propose de rendre compte des implications de cette controverse du point de vue des rapports qu’entretient l’institution théâtrale vis-à-vis de ses publics et non-publics, notamment dans le contexte de développement d’une « politique de diversité » au sein du théâtre subventionné. 

Cette recherche a pour fil rouge la question des publics, saisis de quatre manières différentes : comme un collectif politique formé autour d’un problème et s’engageant pour le résoudre dans des actions publiques ; comme composé de communautés interprétatives ayant en partage un mode particulier de réception et un certain usage des œuvres théâtrales ; comme une figure discursive servant de support plus ou moins implicite aux activités dans lesquelles s’engage l’institution théâtrale ; comme l’instance tierce à laquelle s’adressent les deux parties qui s’opposent dans le traitement médiatique d’une controverse. Elle prend appui sur une enquête mobilisant diverses méthodes qualitatives (des entretiens semi-directifs menés avec les principaux acteurs de la controverse, l’analyse de corpus de presse, ainsi que de documents institutionnels et militants) et quantitatives (une étude statistique sur les publics d’un Centre dramatique national). 

L’enquête expose les processus au travers desquels des communautés interprétatives concurrentes se sont configurées en situation et en sont venues à s’affronter. Elle rend également compte, en s’appuyant sur les apports des cultural studies, des rapports de pouvoir en vertu desquels une interprétation en est venue à s’imposer au sein de l’espace public médiatique. Elle souligne donc la répartition inégale de la légitimité à prétendre connaître, voir et dire le racisme. L’étude met ainsi au jour la formation d’une « injustice épistémique » (Fricker, 2007), par laquelle les compétences interprétatives et l’expérience des publics contestant le spectacle ont été à la fois disqualifiées et « déréalisées ». Cette question est abordée au travers d’une approche constructiviste (Berger et Luckman, 1966) qui souligne le rôle de la connaissance dans l’institution de la réalité. 

La démarche, ici élaborée et mise à l’épreuve d’une enquête empirique, dessine les contours d’une approche communicationnelle des communautés interprétatives qui se forment autour des productions culturelles. Cette approche est caractérisée d’abord par une conception pragmatique de la réception selon laquelle la signification d’une production culturelle réside dans les usages qui en sont faits. Elle souligne à la fois la dimension agonistique de l’interprétation et l’inégalité fondamentale qui organise ces affrontements interprétatifs. Elle met l’accent sur l’assise épistémique de l’interprétation et sur le rôle que joue la médiation médiatique dans la distribution asymétrique des capacités épistémiques des publics.

Les trois premiers chapitres portent directement sur la mobilisation contre Exhibit B. Le premier chapitre retrace les différentes étapes au travers desquelles cette contestation du spectacle est advenue en France. Celle-ci s’est en effet déployée à l’échelle européenne avant de trouver à s’exprimer, sous une forme particulière, sur le sol français. Le chapitre donne en particulier à voir les différents types d’arguments déployés dans ce contexte à l’encontre du spectacle et de sa programmation, et étudie l’organisation de la mobilisation et les actions qu’elle a engagées. Le chapitre suivant porte sur le traitement médiatique de la controverse. Il analyse la manière dont la presse représente les publics mobilisés et il rend compte de la manière dont le cadrage médiatique s’est stabilisé, à partir d’une réflexion sur le rapport des journalistes aux sources et sur les stratégies de communication mise en œuvre par les différentes parties impliquées. Le troisième chapitre concerne enfin la réception de l’œuvre et tente d’identifier les déterminants d’un tel décodage oppositionnel. Prenant appui sur l’une des critiques récurrentes adressées par les soutiens d’Exhibit B aux publics mobilisés – celle selon laquelle ils n’auraient pas vu le spectacle –, le chapitre interroge les conditions de réception de spectacles non vus et donc les différentes médiations au travers desquelles se forge une interprétation.

Les trois chapitres suivants explorent certaines des implications de cette controverse pour l’institution théâtrale, en particulier du point de vue de son rapport à ses publics et non publics. Le quatrième chapitre étudie la politique de diversité dans le secteur théâtral, qui est née directement dans le sillage du débat qu’a ouvert la mobilisation contre Exhibit B. Il expose les usages et limites de cette politique culturelle, telle que conçue au sein du ministère de la Culture et mise en œuvre, avec certaines réticences, au sein des théâtres nationaux et Centres dramatiques nationaux. Le chapitre 5 porte quant à lui sur la connaissance qu’ont ces établissements de leurs publics. À partir de l’analyse des études de publics qu’ils commandent, le chapitre propose une réflexion sur l’entretien institutionnel d’une ignorance vis-à-vis de la diversité des publics et d’une méconnaissance des multiples formes d’inégalité dans l’accès aux œuvres. Pour finir, le sixième chapitre invite à relire l’ensemble de ces résultats à l’aune d’une réélaboration théorique. Il part du constat de la centralité de la figure du public absent comme moteur de la politique culturelle et des actions de médiation dans le secteur théâtral. Considérée selon cette perspective, l’absence ou la relative absence de certains groupes sociaux parmi les publics n’est plus alors un effet malheureux – la conséquence malencontreuse d’une politique culturelle ou de pratiques de programmation et de médiation mal ajustées – mais le révélateur de ce qui soutient le monde théâtral tel que nous le connaissons. Le chapitre invite donc à penser ces absences dans leur positivité, et propose d’appeler régime de spectralisation le type de relation nouée entre, d’une part, une institution culturelle dont l’existence même est dépendante de l’objectif de démocratisation culturelle et, d’autre part, les non-publics qu’elle construit et valorise comme tels. La controverse sur le racisme dans le théâtre public français est alors relue comme une manifestation spectropolitique  : la mobilisation d’un public qui se rappelle au bon vouloir d’une institution culturelle dont le fonctionnement ordinaire repose sur son absence. La controverse étudiée ne témoigne ainsi pas tant d’une crise de l’antiracisme que de l’institution théâtrale elle-même.